Alors que la France ne trouve pas la voie de la réduction du poids des origines sociales dans les destinées scolaires (OCDE, synthèse PISA 2018 France), une tribune de Rachid Zerrouki sur Libération interroge : “ Faut-il parler des déterminismes sociaux à ceux qui les subissent ? ”
La réponse est… dans la question !
Je le dis tout le temps ;-) mais, là encore, j’ai trouvé ce titre terriblement signifiant : “parler des déterminismes sociaux à ceux qui les subissent.”
“ A ceux qui les subissent.”
Est-ce à dire que d’autres ne sont pas concernés ? Que certains sont libres de tout déterminisme ? La parole est performative. Celle-ci, derrière l’apparence d’un questionnement sur les déterminismes, participe implicitement à les définir et les situer. Elle en réduit la portée et crée le lieu où ils s’exercent (leur sens, leur direction).
Elle contient un postulat non dit : seule une partie de la société fait l’épreuve de ces déterminismes. Elle implique qu’il y a aussi…. les autres. (assimilation système – individus). Ainsi nous ne serions pas de ceux, humains, qui ont *tous* à gagner de connaître ces conditionnements pour moins les subir ; mais soit de ceux qui les subissent, soit de ceux qui en sont épargnés.
Subir ou faire subir… choisis ton camp !
Cette formulation repose sur la même vision du monde — mais formulée d’une posture oppositionnelle — que celle, symétrique, qu’elle entend rectifier. Et sur la même hypothèse de l’impossible éducabilité des « autres » (qui ne joue alors que sur un registre de « compétences » différent : ici la volonté, là le sens social, etc.). Autrement dit, les deux discours soutiennent une vision du monde identique.
C’est une énonciation du problème qui pose problème, qui le contient et même l’engendre. Elle participe à maintenir un paradigme de pensée de la société, une conception du monde, où ce qui fait problème résultant d’une perspective partagée (non mise en doute), ne peut donc pas être résolu.
Ainsi, le discours méritocrate (« quand on veut on peut, les déterminismes situationnels n’existent pas, chacun est seul maître de son destin« ) comme le discours fataliste (« même quand on veut on ne peut pas car il existe des déterminismes ciblés, certains en sont les objets alors que d’autres sont libres de tout déterminisme« ) commettent tous deux un biais d’attribution : ils privilégient une explication individuelle ou groupale et omettent de considérer les dépendances situationnelles dans leur universalité et leur transversalité. Notre sensibilité à notre environnement et les raccourcis cognitifs que nous utilisons pour nous adapter sont pourtant quelque chose que nous partageons tous : il s’agit juste de le savoir.
La liberté comme dépassement
Je pense que la connaissance des lois sociales est la condition de toute transformation du monde social. Personne n’a jamais eu l’idée de reprocher à Galilée de détruire le rêve de vol ; c’est au contraire parce que Galilée a découvert la loi de la pesanteur que l’on a pu voler.
Pierre Bourdieu (1983, « A quoi sert le sociologue ?« , rencontre à Saint-Amand les Eaux)
On peut reprendre ici la phrase de Bernard Lahire citée dans la tribune, inspirée de Bourdieu, tant elle est éclairante : » la compréhension des lois de la physique est précisément ce qui nous a permis d’inventer des avions, alors que nous sommes des animaux sans aile« .
Ces déterminismes et ces biais que la sociologie et la psychologie sociale peuvent nous enseigner, nous les subissons *tous*. Comme les orages et les tremblements de terre, comme les lois de la physique, la société — l’humanité toute entière — les subit. Leurs champs, leurs effets, leurs conséquences, directs ou indirects, sont bien universels, systémiques et collectifs.
En douter, c’est faire le déni d’une même humanité. C’est renoncer à faire société.
C’est aussi se reposer sur l’impression paresseuse, sur l’illusion confortable, que tout ce qui n’est pas mesuré ou mesurable, comparé ou comparable, perceptible ou perçu, compréhensible ou compris, n’existe pas. Ce n’est pas parce que vous ne voyez pas ou ne savez pas ou pas encore évaluer ou énoncer ce que d’autres en subissent, ce que la « totalité » en subit, qu’ils n’en subissent ou que cela n’est… rien.
C’est enfin assimiler dans une même pensée le système et les individus qui le composent : cela réduit et fige la conscience et le pouvoir réflexif dont ils disposeront, globalement sur le système en tant que système et individuellement en tant qu’agent du système.
Quand un jeune paysan, devant un coucher de soleil, ne sait s’il doit croire la parole de son maître d’école qui lui assure que la chute du jour est due à un mouvement de la terre et non du soleil, ou le témoignage de ses sens qui lui dit le contraire, dans ce cas, il n’y a qu’un seul rayon imitatif, qui, par son maître d’école, le rattache à Galilée. N’importe, cela suffit pour que son hésitation, son opposition interne et individuelle, soit sociale par sa cause.
Gabriel Tarde (Les lois sociales. Esquisse d’une sociologie)
Nous avons donc tous et tout à gagner d’une meilleure connaissance (dont les modes d’élaboration sont un autre sujet, qui mérite un billet à part entière !) des déterminismes sociaux — pas seulement ceux qui nous concernent, nous, à un instant t— et des biais cognitifs (identification, évaluation, analyse, interprétation, correction…) avec lesquels ils s’articulent.
Je rejoins ainsi les points de vue exprimés en conclusion de la tribune sur l’enjeu qu’il y a, par leur connaissance, à restaurer et élever cette liberté, étant entendu qu’il importe de l’aborder dans une vision holiste, moins réductrice que celle fréquemment exprimée : car cette nécessité ne vaut pas seulement pour tel ou tel, en tel référentiel limitatif (contexte, instant) mais bien pour tous, dans une conception trans-situationnelle.
C’est l’habitus qui constitue la situation, c’est la situation qui constitue l’habitus.
Pierre Bourdieu
La pertinence scientifique de ce contenu n’est évidemment pas en cause, mais, s’il était question de marketing, voilà un nom que Madame Irma ne renierait pas pour… un outil divinatoire ! ;-)