Extraits de L’Iliade ou le poème de la force. (Simone Weil, 1940)
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Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force.
La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaître modifiée par ses rapports avec la force ; entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. (…) ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs.
La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne. (…)La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas ; c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer ; de toutes façons elle change l’homme en pierre. (…)
Être bien étrange qu’une chose qui a une âme ; étrange état pour l’âme. Qui dira combien il lui faut à tout instant, pour s’y conformer, se tordre et se plier sur elle-même ? Elle n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence. (…)………………………………………
La possibilité d’une situation si violente est inconcevable tant qu’on n’y est pas ; la fin en est inconcevable quand on y est. Ainsi l’on ne fait rien pour amener cette fin. Les bras ne peuvent pas cesser de tenir et de manier les armes en présence d’un ennemi armé ; l’esprit devrait combiner pour trouver une issue ; il a perdu toute capacité de rien combiner à cet effet. Il est occupé tout entier à se faire violence. Toujours parmi les hommes, qu’il s’agisse de servitude ou de guerre, les malheurs intolérables durent par leur propre poids et semblent ainsi du dehors faciles à porter ; ils durent parce qu’ils ôtent les ressources nécessaires pour en sortir.
Néanmoins l’âme soumise à la guerre crie vers la délivrance ; mais la délivrance même lui apparaît sous une forme tragique, extrême, sous la forme de la destruction. Une fin modérée, raisonnable, laisserait à nu pour la pensée un malheur si violent qu’il ne peut être soutenu même comme souvenir. La terreur, la douleur, l’épuisement, les massacres, les compagnons détruits, on ne croit pas que toutes ces choses puissent cesser de mordre l’âme si l’ivresse de la force n’est venue les noyer. L’idée qu’un effort sans limites pourrait n’avoir apporté qu’un profit nul ou limité fait mal. (…)
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Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce de deux côtés ; elle pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. Cette propriété atteint le plus haut degré au milieu des armes, à partir du moment où une bataille s’oriente vers une décision. Les batailles ne se décident pas entre hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent, mais entre hommes dépouillés de ces facultés, transformés, tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan. C’est là le dernier secret de la guerre (…)
L’art de la guerre n’est que l’art de provoquer de telles transformations, et le matériel, les procédés, la mort même infligée à l’ennemi ne sont que des moyens à cet effet ; il a pour véritable objet l’âme même des combattants. Mais ces transformations constituent toujours un mystère, et les dieux en sont les auteurs, eux qui touchent l’imagination des hommes.
Quoi qu’il en soit, cette double propriété de pétrification est essentielle à la force, et une âme placée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle. De tels miracles sont rares et courts. (…) des moments lumineux, moments brefs et divins où les hommes ont une âme. L’âme qui s’éveille ainsi, un instant, pour se perdre bientôt après par l’empire de la force, s’éveille pure et intacte ; il n’y apparaît aucun sentiment ambigu, compliqué ou trouble ; seuls le courage et l’amour y ont place. Parfois un homme trouve ainsi son âme en délibérant avec lui-même, quand il s’essaye, comme Hector devant Troie, sans secours des dieux ou des hommes, à faire tout seul face au destin. (…)
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Quoi qu’il en soit, ce poème est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, en fin de compte, à la matière. (…)
Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter. (…)
En particulier, rien n’est plus rare qu’une juste expression du malheur ; en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque, sans qu’il change toutes les pensées d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Les Grecs, le plus souvent, eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir ; ils en furent récompensés et surent atteindre en toute chose le plus haut degré de lucidité, de pureté et de simplicité.
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