Le lancement d’une Ecole Européenne des Métiers de l’Internet par Jacques-Antoine Granjon (vente-privée), Xavier Niel (Free) et Marc Simoncini (Meetic) a fait le buzz ces dernières semaines. Ce n’est pas tous les jours que des stars de la Net Economie se mêlent d’enseignement, et ils viennent d’ailleurs de réitérer avec la création d’une chaire e-business à HEC (NB l’article a une photo vraiment sympa, avec tous ces messieurs charmants, mais… où sont les femmes ? :D ).
Je n’y reviens pas car vous avez déjà eu toutes les infos là-dessus, le sujet a été pas mal débattu (Cf. notamment ces plateaux que nous avions faits sur Techtoc), et le besoin est là du point de vue des entreprises.
Par contre je trouve intéressant d’évoquer son modèle-même, qui m’a paru plus souvent susciter doutes et questions, de 2 sortes :
- En toile de fond, un défi sociétal qui dépasse le projet EEMI. Le paradoxe qu’il y a former et qualifier par des diplômes à des métiers inscrits dans une innovation permanente, et qui s’accélère. La vidéo « Did you know » le résumait : « Nous préparons actuellement des étudiants à des métiers qui n’existent pas encore… pour leur permettre de résoudre des problèmes dont nous n’avons encore aucune notion. »
- Et très pragmatiquement, la question récurrente que j’ai observée est la façon dont l’EEMI va se différencier de l’existant pour y répondre, sans pour autant pratiquer d’élitisme. Comment s’y prendre pour garantir à cette école une réactivité et une proximité permanentes au « terrain » (besoin des entreprises – attentes des étudiants), et une organisation de la formation (enseignements – profils d’enseignants) « meilleures » ou plus adaptées que ne sont supposées le faire les autres offres de formation ?
En résumé, si l’école et le système scolaire « traditionnel » se heurtent à des obstacles difficiles à résoudre par les méthodes « classiques », comment imaginer relever le défi d’y parvenir, en répliquant ces mêmes pratiques ?
Résoudre le désir d’apprendre
La personnalité et les réputations des fondateurs, doublées de la perspective de trouver un emploi dans l’une des entreprises partenaires, suffiront très certainement à remplir les listes de l’EEMI. Et je ne pense pas que le problème n°1 soit la question financière des frais d’inscription, qui peut être velléitairement résolue par des systèmes de bourse et de crédit. Le vrai défi n’est pas là.
Le vrai défi vous l’avez évoqué, messieurs Granjon, Niel, Simoncini, dans votre interview à Paris Match. Vous en êtes les meilleurs exemples : vous dites « avoir réussi en dépit du système« . Car sans que ce soit aucunement imputable à ses acteurs, aux milliers d’enseignants qui chaque jour s’investissent dans la plus belle mission qui soit, l’école s’est, par beaucoup d’aspects, déconnectée de son but. Avec notamment pour conséquence ce qu’évoquait J.A. Granjon : « il n’y a pas de désir d’apprendre ». Nombreux jeunes sont en perte de sens, du sens d’apprendre.
Je trouve pourtant que le manque n’est pas toujours celui du désir d’apprendre : beaucoup, responsabilisés, trouveront dans leur travail ou d’autres facettes de leur vie 1.000 occasions de l’exercer. Quant au but, ils l’ont tous : trouver un job qui leur plaise (si possible bien payé). Le problème est plutôt celui du lien entre les deux.
Ceux qui font encore ce lien, ou s’efforcent de le maintenir, feront gentiment, comme dans toute autre école, leurs 3 ans d’étude, et le système s’auto-alimentera. L’enjeu serait de réussir à accrocher aussi ceux qui sont en perte de sens vis-à-vis de l’école mais qui ont bel et bien l’envie de bosser dans le Web, des idées et surtout l’énergie d’en mettre en œuvre. De parvenir à capter ces belles énergies, non pas « contre », mais indifféremment du système : qu’elles soient aptes ou pas à en passer le filtre (filtre qui repose aussi sur l’auto-confiance et la confiance en ce système). C’est une question comportementale autant que scolaire. Comment redonner du sens à l’apprentissage ?
« L’École Mutuelle » : les deux sens d’apprendre
L’école mutuelle est un concept ayant eu cours au début du XIXe dans certains pays d’Europe, et interdit par le pape Léon XII en 1824. Anne Querrien, dans un livre « L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?« , préfacé par Isabelle Stengers (voir son article « le droit d’apprendre« ), en a décrit l’expérience menée en France à la Restauration.
Créée dans le but d’apporter aux plus pauvres le juste minimum de connaissances utiles pour pouvoir être placés en apprentissage (lire – écrire – compter), l’école mutuelle était un enseignement de masse, disposant de très peu de moyens car doté à l’économie.
Son organisation était donc très différente : un seul maître pour la faire fonctionner, en pratique avec des classes de 60 – 80 élèves (d’un point de vue théorique jusqu’aux limites de capacité d’accueil des bâtiments : plusieurs centaines d’élèves), et un espace de travail organisé de façon fluide, pour permettre les regroupements dynamiques, sous forme « d’ateliers ».
La pédagogie, collaborative, reposait sur un enseignement réciproque. Car apprendre, c’est apprendre… mais c’est aussi apprendre aux autres : « enseigner, c’est apprendre deux fois. ».
Chaque élève, quand il avait compris quelque chose, l’expliquait à d’autres : tout élève ainsi à la fois apprenant, et enseignant au niveau inférieur, est assuré de toujours trouver une place qui lui corresponde. L’enseignement entre pairs résout « l’obstacle » de l’hétérogénéité en en faisant un atout.
L’école mutuelle a été fermée parce qu’elle dépassait ses objectifs d’efficience et n’atteignait pas ceux de « politiquement correct » : les élèves apprenaient en 3 ans le curriculum prévu pour 6, mais n’y acquéraient pas ce qui était estimé être le « respect du savoir ». Susceptible de remettre en cause, socialement, la mission qui lui avait été assignée et l’ordre établi, elle ébranlait, aussi, les notions mêmes de pédagogie et d’enseignement (appropriation du « droit d’apprendre », existence d’une « bonne façon » d’apprendre… ?)
Ce modèle, qui a peut-être été idéalisé par l’auteur mais qui semble avoir convaincu tous ses lecteurs, n’en reste pas moins un exemple empirique de réussite extrêmement intéressant à explorer, si on le rapproche des pratiques habituelles et des perspectives de « social learning » dessinées par le développement d’Internet.
L’école de l’Internet : une student-driven school… le barcamp scolaire ?
Xavier de Mazenod, dans un billet de 2010, relevait aussi cette analogie de l’école mutuelle, notamment avec les barcamps : les « non-conférences », ateliers participatifs essentiellement axés sur le web, sans conférencier désigné, où chacun apporte quelque chose, contribue d’une façon ou l’autre.
De la même façon, on peut la rapprocher des Webschools. Préconisés par Jean-Michel Billaut, initiés par Fabien Prêtre avec celle d’Orléans, expérimentées sous forme intégrée à l’entreprise par Lippi, ces ateliers du numérique, gratuits et ouverts à tous, même encadrés par un expert, gardent pour principe-clé un échange libre, où chacun peut développer son apprentissage, ses usages et pratiques, mais aussi partager ses propres connaissances en animant des ateliers.
Une « école de l’Internet », comme l’EEMI, pourrait mettre en œuvre une organisation axée sur ces modèles collaboratifs : « pas de spectateur, tous acteurs ».
L’enjeu serait alors moins de consacrer temps et énergie à produire des ressources déjà largement accessibles et à les délivrer verticalement, qu’à placer les jeunes en prise directe et complète avec la co-construction de projets mais aussi de leurs propres connaissances. Des jeunes engagés d’emblée dans l’interaction avec leurs pairs et avec l’entreprise, et dans la propagation des idées et questionnements émergents, sur leur périmètre d’action.
Cela suppose oser une conception « 2.0 », moins statique et plus dynamique du savoir, focalisée sur l’efficacité de l’apprentissage et sa dimension individuelle, comportementale, et relationnelle (collaboration, créativité, confiance en soi et en les autres, droit de comprendre – ne pas comprendre – questionner – remettre en cause, etc.) Un savoir qui pourrait y conserver périmètre et lignes directrices, même s’il risque par certains aspects d’avoir à se reposer sur le « life long learning », et d’échapper au filtre des labels académiques : mais c’est à mettre au regard de la génération d’amateurs et d’autodidactes passionnés qui se sont, souvent, passé de ces cadres pour produire les possibilités et horizons qu’offre l’Internet aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, je crois que nul n’est plus légitime qu’une école (des métiers) de l’Internet, pour en pratiquer et en véhiculer non seulement les connaissances et savoir-faire, mais aussi les modèles sociaux, comportementaux, collaboratifs, et créatifs, qui précisément en font la richesse et les perspectives.
Si c’est la perte de sens qu’il faut traiter, le « pourquoi – comment apprendre » qui fait défaut, en garantissant aux élèves un emploi à l’issue de leurs études, je pense que la « carotte » peut être suffisante pour y parvenir.
Mais imaginer un modèle d’enseignement susceptible d’y suffire à lui-même, un modèle ayant l’audace d’appliquer ce qu’il veut enseigner, voire même transposable à d’autres applications éducatives, ne serait-il pas un défi plus extraordinaire encore ? Et si tel est le cas, qui mieux que les meilleurs exemples d’excellence et de réussite dans l’univers numérique, serait à même de s’y essayer, et de « mettre des Zodiac à côté du paquebot pour explorer d’autres voies » ?
Commentaire sur “Si je créais l’EEMI, j’en ferais une « non-école »”