Mutations sociétales et transformations numériques
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Soumission à l’autorité, de Milgram à Zone Xtrême : que les désobéissants lèvent le doigt !

Fin 2009 devrait voir la diffusion sur France 2 de La Zone Xtrême, un jeu où chaque mauvaise réponse est punie … par des décharges électriques !

Le principe est d’une simplicité enfantine : chaque candidat mémorise 27 associations de mots. Il est ensuite interrogé par un autre candidat, qui lui administre à chaque erreur un choc électrique croissant : 20 Volts à la première, 40 V à la deuxième… et ainsi de suite jusqu’à 480 V.

Mais jusqu’où ira la télé-réalité ?!

Rassurez-vous (un peu) : pas bien loin pour l’instant. Le questionné est un comédien, les décharges n’en sont pas : tout ici est faux, sauf le candidat bourreau, testé à son insu sur sa « faculté » à torturer les petits copains sans coup faillir. Le véritable but de l’émission, d’après son producteur : démontrer le pouvoir d’asservissement de la télévision. Comment ? En transposant l’expérience de Milgram dans un jeu télévisuel.

Je veux démontrer que la télé peut faire faire n’importe quoi.

Le documentaire, produit par Christophe Nick, vise en effet à reproduire un classique des manuels de psycho : l’expérience mené eaux Etats-Unis dans les années 60, par le psychologue Stanley Milgram, enseignant à Yale.

Des volontaires, enjoints d’administrer à un autre participant des décharges électriques de puissance croissante à chaque erreur, ignoraient que ce prétendu cobaye était complice, et qu’aucun choc électrique n’était en réalité infligé. Démontrant ainsi au passage, et à la stupeur générale, que 62,5% d’entre eux allaient pousser jusqu’à la décharge maximum. Parce qu’un scientifique leur en avait donné la consigne.

Là où la légitimité prenait sa source dans la blouse blanche de la Science chez Milgram, elle émane pour Christophe Nick, producteur de l’émission, de la Télévision, prescriptrice possible selon lui des injonctions les plus absurdes, voire destructrices.

Télé-réalité ou Télé-autorité ?

80 candidats ont participé à ce jeu, dont le tournage s’est terminé fin avril. Les résultats bruts doivent être analysés et ne sont pas officialisés, mais selon les constats dévoilés par la presse en avril dernier, 80 % des candidats sont allés au bout.

80 % des candidats auraient administré la tension maximale, torturant et infligeant potentiellement la mort à leur partenaire de jeu. Parce qu’un animateur de télévision leur en avait donné la consigne.

Il faut prendre avec moultes pincettes la validité même de « l’expérience » et les écarts de contexte à celle de Milgram. Il fallait déjà accepter de participer à un jeu télévisuel. Être « acteur » d’une émission regardée par des millions de personnes est probablement un facteur ou un contre-facteur supplémentaire à « aller au bout ». Et c’est sans parler de l’appât d’un gain d’un million d’euros (les volontaires de Milgram ne touchaient que 4 $). En outre l’émission n’aura sans doute pas testé les variantes instructives dont Milgram avait éclairé son expérience (Cf. un prochain billet). On est évidemment là dans le divertissement informatif, non pas dans l’étude scientifique.

Mais le producteur soulève ainsi deux questions. Celle de la force coercitive de la télévision et de ses animateurs, apparemment parés d’une légitimité et d’une influence à la hauteur de toutes les craintes. Et celle des limites des méthodes employées : « jusqu’où peut aller la télé ? »

« La télé utilise tous les moyens de la télé pour tuer la télé. »

Face au constat des dérives de certains programmes, où la mort en direct n’est plus très loin d’être le divertissement de demain, l’objectif déclaré du reportage est de mieux comprendre les mécanismes de cette forme de télévision, et le rapport qu’y ont les candidats et téléspectateurs. (Christophe Nick est auteur de plusieurs séries documentaires – Chroniques de la violence ordinaire, Ecole(s) en France, La Résistance… – et du livre « TF1 un pouvoir ».)

Or ce supposé documentaire anti-télé-réalité, c’est très exactement de la télé-réalité, utilisée et scénarisée pour les besoins de la démonstration. Il atteint donc là ses propres limites : comment la télé saurait-elle juger la télé ? C’est Libération qui a ouvert ce débat en opposant à Nick d’user « des mêmes moyens contestables que ces émissions qui poussent leurs participants, volontaires, à explorer leurs bas-fonds ». Se prévaloir de morale, d’éthique ou de didactique, ne revient-il pas à donner bonne conscience aux téléspectateurs sur le voyeurisme qui sous-tend leurs motivations ? Est-ce un projet si novateur et instructif, que de démontrer que la télévision peut faire faire n’importe quoi ? A quoi bon enfoncer des portes ouvertes, et flirter avec la ligne blanche pour cela ?

France 2 assure avoir respecté l’ensemble des conditions éthiques imposées par les scientifiques (psychologues, psychosociologues et professeurs de sciences de la communication)associés au projet, notamment un post-suivi des 80 participants. Mais si ceux-ci se voient rassurés au cours du « jeu » sur les effets des décharges (« rien d’irréversible »), quid en revanche des blessures à la dignité humaine, des atteintes à l’image de soi et de l’autre ? Du déni de leurs affects profonds infligé tant aux cobayes, mis quelques minutes face à la conscience d’être plongés dans l’inconcevable, qu’aux tortionnaires réalisant l’épouvantable « facilité logique » à le devenir ? (et c’est oublier les équipes de tournage)

La barbarie est une menace omniprésente, inhérente à la condition humaine. Tout procédé constitutif de la déshumanisation d’autrui, toute banalisation, fût-ce au travers d’un jeu-expérience-documentaire, y concoure. Alors faut-il y jouer pour le démontrer ? Ou faut-il se voiler la face pour s’en préserver ?

La pédagogie utilise-t-elle tous les moyens de la pédagogie pour tuer la pédagogie ?…

Nick dit observer que le leitmotiv des candidats est le sentiment « d’avoir appris quelque chose ».

Et l’enseignement qui a émergé des travaux de Milgram (eux-aussi controversés) peut-on d’emblée le dénier à un film ou un reportage de « divertissement » ? Au motif qu’ils ne sont pas le fruit de la réflexion et l’étude d’un universitaire, mais du regard d’un journaliste, d’un scénariste ou d’un écrivain ? Et/ou parce qu’ils cherchent à toucher un large public ?

Éternelle question, et miroir dans le miroir de l’expérience : la blouse blanche fait-elle plus autorité que la télé en matière de pédagogie, la recherche scientifique a-t-elle (et jusqu’où) la légitimité, voire le monopole, d’une fin qui justifie les moyens ? (Pour l’anecdote, Milgram, connu aujourd’hui comme l’un des psychologues sociaux majeurs du XXe siècle, aura d’abord été refusé à Harvard pour son insuffisance d’études en psychologie)

L’émission la posera peut-être. Car l’expérience de Milgram est un classique, largement popularisé, notamment à travers « I comme Icare« , film culte d’Henri Verneuil avec Yves Montand, diffusé maintes et maintes fois par la même télévision.

Pas suffisamment pourtant, semble-t-il, pour que la majorité des participants ait réalisé y être plongée. Ce, en dépit d’une hétérogénéité des âges et milieux sociaux qui visait les conditions de représentativité d’un panel, et non celles d’un programme ciblé façon Star Ac’ ou Loft Story.

Une autre question, certes élémentaire mais intéressante pour le devenir d’une humanité qui, accédant à toujours plus d’informations, est forcément investie de la mission de savoir les analyser et les traiter, serait donc de se demander dans quelle mesure la connaissance antérieure de ce film aura réussi, ou pas, à prémunir certains autres candidats de « tomber dans le piège ». A rapprocher aussi de ceux qui l’auront été – ou pas – pour avoir déjà lu « Soumission à l’autorité« , ou fait des études en sciences sociales ;)

Sans conclure, à défaut, que l’un ou l’autre auront été des coups d’épée dans l’eau, cela pourrait, le cas échéant, démontrer la capacité de la télé à remplir, aussi, dans son contexte et avec une efficience certes limitée mais existante, le rôle de vecteur culturel qu’elle s’est donné. Une aptitude pédagogique à faire contrepoids à ses propres effets pervers, en ayant également eu celui d’élargir le champ de conscience et d’analyse de quelques uns des participants, à l’instant crucial d’administrer la décharge mortelle.

Finalement, pour reprendre les mots de Claude Chabrol au même Libé en 2001 : « A la télé, tout est bien. Il suffit de se mettre à la bonne distance. […] Bien sûr, il y a des choses tellement immondes qu’il faut se mettre très loin, mais c’est passionnant. […] Il faut simplement régler son viseur. »
Comme partout.

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