L’incendie du 15 avril 2019 a marqué les consciences et permis de saisir la force symbolique, mais aussi la fragilité, de ce qui nous relie à notre histoire. En cinq ans — l’exploit interpelle par son contraste avec les temps longs de construction des cathédrales et la portée mondiale conférée à l’évènement —, Notre-Dame a retrouvé sa splendeur grâce à un effort collectif de reconstruction sans précédent et à la mobilisation de 340.000 donateurs, riches mécènes mais aussi anonymes, étrangers, artisans et compagnons aux savoir-faire incomparables.
Mon propos n’est pas ici de louer la renaissance matérielle, mais un appel à lire les pierres pour en saisir le symbole : si le temps se contracte et si l’espace se dilate sous les effets conjugués du numérique et de la globalisation, si le principe religieux d’hier n’est plus toujours le guide premier des quêtes d’unité et d’absolu, qu’est-ce qui, demain, pourra encore fédérer tant d’esprits et de volontés vers une cause commune ?
La nécessité d’ancrer / encrer la pensée humaine
Ce mot, sur lequel Victor Hugo a bâti son livre et dont il a titré la préface, c’est ἈΝΆΓΚΗ : l’Anankè, en grec.
Ce graffiti noirci, aperçu au bas d’un mur, a contribué au 19ème siècle à sauver Notre-Dame, délabrée, fragilisée par le vandalisme et dont d’aucuns signaient déjà la démolition. En popularisant la cathédrale, en lui donnant une place centrale dans l’imaginaire collectif et en mobilisant l’opinion publique en faveur de sa restauration, le roman d’Hugo a joué un rôle dans le changement des perceptions envers le patrimoine historique français.
L’Anankè (en grec ancien ἀνάγκη) est un concept métaphysique qui personnifie la Nécessité. Il caractérise pour le philosophe, le poète, l’historien, ce qui doit advenir, une force implacable, inscrite dans le destin, la logique ou la nature elle-même.
Dans un texte mémorable du Livre V, Ceci tuera cela, Victor Hugo éclairait le sens de cette « Fatalité », décrivant la façon dont l’architecture avait été détrônée par l’écriture imprimée, dans la capacité à fixer la pensée humaine : « Le livre va tuer l’édifice. » 2
Des pierres vivantes pour écrire le message de l’humanité
Je suis toujours saisie quand j’entre dans une église, par l’évidence scénaristique : dans un monde où le commun des mortels était très peu exposé à l’image et moins encore à l’écrit, les murs des églises, leurs fresques, leurs statuaires, leurs vitraux, leurs liturgies, racontaient d’extraordinaires histoires animées. Premiers médias accessibles au plus grand nombre, elles formaient un véritable théâtre où les personnages réels et bibliques prenaient vie sous les voûtes, dans des sagas et des épopées dignes des plus grandes fictions modernes.
Par un effet second de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, nous avons occulté la fonction narrative et éducative de ces livres de pierre et de lumière, parcourus par des générations et dont chacun pouvait lire les récits avec les yeux et avec le coeur. En retranchant ces bâtisses dans le chloroforme d’une sorte de foi muséale réservée aux érudits — et qui ne suffira pas à les sauver toutes de la ruine ou de la démolition 3 — nous nous sommes privés d’une partie de leur dynamique vitale.
Aujourd’hui, c’est l’écriture imprimée qui se trouve, à son tour, dépassée. Plus encore que le livre à l’époque d’Hugo, le numérique contemporain « se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace ». Par son immédiateté, son omniprésence et son ubiquité, il détourne l’attention des mémoires enracinées — dans la pierre puis dans le papier — et les noie dans des flots d’informations éphémères et volatiles. 4
Voici notre Anankè. Il s’agit d’apercevoir au pied du mur et de nous saisir des « innombrables représentations et symboles [qui nous] sont destinés » pour en devenir nous-mêmes les « pierres vivantes« , comme l’a relevé le Pape François 5. La leçon de l’histoire de Notre-Dame, c’est que nous devons nous approprier ce que les pierres racontent, pour en préserver l’héritage de sens, et bâtir dessus notre propre roman moderne.
Une mère debout, des enfants à relever.
La reconstruction de la cathédrale parisienne aura été, à elle seule, un miracle collectif, où n’auront pas manqué les images saisissantes. Survivante, debout parmi les décombres, Notre-Dame de Paris, statue de Vierge à l’Enfant du 14ème siècle — celle-là même auprès de laquelle l’écrivain Paul Claudel s’était converti, touché par une « révélation ineffable » à Noël 1886 — nous a rappelés au devoir et à la promesse maternelle de vie, même au coeur des cendres.
Mais Notre-Dame n’est pas seule. Environ la moitié des cathédrales françaises portent son nom. Dans le monde, près d’une église sur deux est dédiée à la Vierge Marie, figure la plus représentée dans l’art occidental. Notre-Dame n’est pas seule, mais l’une des innombrables églises qui dessinent le paysage culturel français, dont la restauration incombe aux communes depuis leur nationalisation 6 et dont un grand nombre — entre 2 500 et 5 000 — sont en péril immédiat, abandonnées ou menacées de destruction. 7
La négligence humaine efface peu à peu ces sanctuaires, dont chacun porte un fragment de mémoire collective et une vocation qui dépasse leur matérialité et leur consécration : l’encre de ceux qui les ont bâties, l’ancre d’un retour sur soi et sur l’Homme.
Ces pierres ne sont pas mortes, si l’on veut bien écrire pour elles un roman qui les réinvente, leur redonne de l’espace et du temps, une fonction protectrice du collectif et un rôle de projection de sens.
On voit mieux le ciel, d’une cathédrale sans toit
Si l’on devait choisir un récit moderne à y projeter, celui du « Jugement des Nations » de Matthieu 25 (« Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; …) » serait probablement l’un de ceux qui s’imposerait le mieux au monde contemporain.
Le Homeless Jesus du sculpteur canadien Timothy Schmalz 8 est une représentation visuelle inspirée de ce passage, où Jésus est figuré en sans-abri. Ce banc, pas question de s’y allonger. Il est conçu pour « s’asseoir inconfortablement à côté de Jésus. » Juste assez pour réfléchir un peu. Sur soi, sur l’Humanité. Et moi, quelle force trouverais-je pour me relever dans ce monde et vers quel ciel me tournerais-je, si je n’avais plus de toit ?
En France, 330.000 personnes vivent sans domicile, dont 42.000 directement dans la rue. Parmi eux, plus de 2 000 enfants. En Europe, 4,1 M de personnes sont sans abri.
Il y a 70 ans, au coeur de l’hiver 54, l’Abbé Pierre lançait son appel 9 : « Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée… » Cet anniversaire est connoté de l’ambivalence qu’on connaît aujourd’hui à l’Abbé Pierre. Mais ce sont les failles, celles des plus humbles comme des grandes figures, qui rendent les messages universels : capables de perdurer et de grandir, parce qu’il nous faut continuellement les relire dans les paradigmes de notre temps. Aligner les valeurs et les actes repose toujours sur une ambiguïté toute humaine et c’est bien là l’horizon perpétuel de notre dépassement.
Nous-mêmes ne sommes pas moins faillibles : prêts à guider l’humanité vers Mars, mais toujours bien embarrassés lorsqu’il s’agit de la faire avancer devant notre porte. 10
Mes amis, au secours… Nous voilà prêts à conduire l’humanité sur Mars : comment l’amener devant notre porte ?
Chacune de ces églises désertées, abandonnées à l’oubli ou à la démolition, pourrait devenir une réponse adaptée à bien des besoins humains contemporains, un lieu vivant, d’assemblée, de refuge et de narration, un espace de projection (réelle et/ou symbolique) de sens, dans un monde qui, pour beaucoup, n’en a pas toujours. Comme l’a rappelé le Pape François : « Une foule immense, en quête d’absolu et de sens à leur vie, doit trouver des portes largement ouvertes pour les accueillir généreusement et gratuitement. »
Pour Hugo, ce graffiti « ἈΝΆΓΚΗ« , marque oubliée sur la pierre, était un appel à l’action en réponse à la fatalité : redonner vie à ce qui était voué à disparaître. Et si son roman fut aussi critiqué pour ses digressions philosophiques, ses libertés historiques, son mélodramatisme et son regard polémique sur l’Église, l’immense succès populaire et l’impact culturel et patrimonial font paraître ces critiques bien dérisoires. Toute entreprise de réinvention du patrimoine doit concilier des tensions : comment se faire les témoins vivants d’une humanité qui cherche à répondre aux besoins laïcs de son temps sans renier ni son histoire, ni la liberté de conscience ?
L’œcuménisme des lieux de culte, la désaffectation cultuelle pour des usages en tout ou partie sociaux, éducatifs, culturels ou caritatifs 12, les équipements numériques et la modularité modernes, sont autant de solutions qui permettent d’envisager des adaptations singulières à toutes les formes de situations, des plurivalences qui eussent été impensables hier, et de concevoir des espaces mixtes réinventés, évolutions modernes de cette polyvalence des églises d’autrefois.
Aujourd’hui, Notre-Dame est debout. Notre-Dame, lieu politique, point zéro de toutes nos routes, théâtre majeur au coeur de l’histoire de l’Etat Français, l’un des dix sites les plus visités au monde, a retrouvé sa grandeur. Notre-Dame est magnifique et il nous appartient désormais d’incarner sa figure maternelle. Puissent donc ses grands donateurs entendre cet appel et tracer les voies qui permettront de poursuivre, élever et réinventer sa vocation première : porter la vie.
- Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, manuscrit sur Gallica ↩︎
- Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, texte intégral sur Wikisource ↩︎
- Fondation du Patrimoine ↩︎
- Sur ce blog (2011) : L’interaction humaine : de la lecture à la connexion ↩︎
- Message du Pape François à l’occasion de la réouverture de Notre-Dame de Paris, 7 décembre 2024 – Vatican.va ↩︎
- Rapport Sénatorial « Les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte », 2015 ↩︎
- L’Observatoire du Patrimoine Religieux estime jusqu’à 100.000 le nombre d’édifices religieux, dont plus de 40.000 propriétés des communes, et 15.000 classés aux monuments historiques. ↩︎
- Homeless Jesus – Site de Timothy Schmalz ↩︎
- Fondation Abbé Pierre – Appel du 1er février 1954 ↩︎
- Sylvain Tesson : L’incendie de Notre-Dame est un appel à la sagesse – Interview RTL ↩︎
- Sur ce blog (2019) : Ordalie, l’épreuve du feu : du point zéro à la reconstruction ↩︎
- Patrimoine : les sénateurs veulent redonner vie aux églises pour lutter contre leur dégradation – Article sur Public Sénat ↩︎
- Gérard de Nerval, Notre-Dame de Paris, texte sur Wikisource ↩︎
Celui qui déplace la montagne, c’est celui qui commence à enlever les petites pierres. (Confucius)